Depuis plusieurs années, nous nous sommes engagées dans la campagne « Pour le droit à une saine alimentation » initiée par le RCCQ en 2017. La campagne ayant pris fin, nous n’avons pas pour autant jeté la serviette de ce grand chantier auquel nous continuons de mettre les mains à la pâte. Un comité a d’ailleurs été mis sur pied et la poursuite des travaux nous a menés à pousser la réflexion sur l’utilisation du mot « saine » dans notre démarche.
Cette conception étant sujette à diverses interprétations, souvent moralisatrices ou rejetant diverses cultures et particularités propres à l’individu et aux collectivités, nous avons décidé de questionner son usage. C’est donc à la suite de notre rencontre avec Myriam Durocher que nous avons eu les lumières nécessaires sur cet enjeu. Nous avons alors pris la décision d’apporter en Assemblée générale annuelle la proposition de retirer le mot « saine » du chantier propre au droit à l’alimentation. La présentation de Myriam a suscité beaucoup de réflexions et nous en sommes arrivés à un vote en faveur du retrait du mot.
Comme il s’agit d’un enjeu actuel qui mérite d’être plus souvent remis en question, nous nous sommes entretenus avec Myriam afin que vous puissiez poursuivre la réflexion plus en profondeur. Une belle discussion qui nous éclaire et nous fait du bien.
Entrevue
Myriam, pour ceux qui ne te connaissent pas encore, peux-tu décrire ton parcours et tes champs d’intérêt ?
Je suis docteure en communication (Université de Montréal) et chercheure postdoctorale à Carleton University (Ontario, Canada) et University of Sydney (Sydney, Australie).
Mes recherches questionnent, notamment, comment l’alimentation « saine » est produite et mobilisée au sein de la culture alimentaire contemporaine, et avec quels effets. Je mène mes recherches depuis une perspective critique qui me permet de déconstruire les idées préconçues et les associations non requestionnées qui prennent forme à l’intersection de l’alimentation, des corps, de la santé et des environnements. J’analyse, par exemple, comment la culture alimentaire québécoise contemporaine contribue au débalancement d’un système alimentaire globalisé, qui doit être réfléchi depuis l’épaisseur des multiples relations qui y sont négociées.
Partout dans les médias, et même dans la bouche de monsieur et madame tout le monde, l’expression « manger sainement » semble faire consensus quand vient le temps de parler de bonnes habitudes de vie. Quel est l’objectif quand on tente de véhiculer ce message ?
À l’heure actuelle, tu as raison, on entend beaucoup, beaucoup (!) parler de saine alimentation. On se retrouve face à une multiplication d’intervenant.e.s qui ont leur mot à dire quant à ce qui constitue une « saine » alimentation : on peut penser aux nutritionnistes qui deviennent maintenant des personnalités connues, aux blogueurs et blogueuses, aux coachs de vie, aux chroniqueurs et chroniqueuses, aux chefs cuisiniers/cuisinières, et j’en passe.
C’est le signe que l’alimentation « saine » préoccupe les gens et qu’il existe un consensus quant au fait qu’elle occupe une place cruciale dans nos vies, mais aussi plus largement, dans nos sociétés. C’est tellement omniprésent en fait que ça en devient étourdissant… et parfois mélangeant !
Notre culture alimentaire actuelle est un peu obnubilée par l’alimentation « saine ». C’est comme si on ne trouve plus de moyens autres d’approcher l’alimentation – il faut que ça passe par la santé. Dans le contexte de mes recherches, j’appelle notre culture alimentaire contemporaine une culture alimentaire « biomédicalisée ». J’utilise ce concept pour discuter de comment on approche l’alimentation comme un outil dont il faudrait se saisir pour agir sur nos corps, sur notre santé. Pourtant, l’alimentation, c’est bien plus que cela !
Quant à ce qui est de pourquoi on parle tant de la « saine » alimentation, de quel objectif on tente d’atteindre à travers cela, je te répondrais que cela dépend beaucoup de qui porte le message, en fait. Par exemple, d’un point de vue de la santé publique, l’objectif des décideur.e.s, chercheur.e.s et practicien.ne.s est d’assurer que la population est en santé. On se dit donc, du point de vue de la santé publique, que l’important est de fournir des informations aux individus quant à ce qui constitue une alimentation « saine » et qu’ainsi, ces mêmes individus pourront prendre en charge leur santé. Cette approche pose problème pour de multiples raisons. Pour n’en nommer qu’une seule, maintenant : cette approche positionne les individus comme les ultimes responsables de leur santé alors que bien des déterminants sociaux et environnementaux de la santé s’étendent au-delà des décisions individuelles.
Personne ne peut être contre la santé. Mais quand on parle de saine alimentation, avons-nous tous la même définition de ce que cela veut dire ?
C’est tellement une excellente question ! Tout comme moi, vous voyez probablement passer toute une panoplie de manières de penser ce qu’est la « saine » alimentation : parfois, on identifie des aliments particuliers (fruits et légumes, riches en protéines, etc.), d’autres fois on porte attention à comment les aliments sont préparés (faits maison, peu transformés, etc.), à leur contenu nutritionnel (x grammes de protéines, grains entiers, sodium, etc.), aux potentiels agents chimiques qu’ils contiennent (pesticides, additifs, agents de conservation), aux portions (manger trop, pas assez, en fonction de sa taille, son âge, son poids, etc.). Et maintenant, avec les nouvelles avancées en sciences de la nutrition, on parle d’élaborer des diètes optimales en fonction de nos gènes (la nutrigénomique) ou qui vont s’harmoniser avec notre microbiome et les microorganismes le constituant.
Dans notre culture alimentaire actuelle, on quantifie beaucoup l’alimentation – on la pose en termes de protéines, de calories, de portions, etc. Ça fait en sorte qu’on a une conception de l’alimentation « saine » qui est très centrée sur sa constitution matérielle, et sur comment cette constitution matérielle entre en relation avec notre corps et notre santé. Pourtant, l’alimentation, c’est bien plus que cela !
Dans certaines cultures, et dans ce qui est de plus en plus porté dans les recherches en sciences sociales, on considère que l’alimentation « saine » s’étend au-delà de l’aliment consommé – il faut tenir compte de ses dimensions relationnelles, affectives, liées au bien-être de façon général (donc mental, spirituel, etc.).
Qu’est-ce qu’une alimentation « saine », si elle ne nous fait pas sentir bien lorsqu’on la consomme ? Qu’est-ce qu’une alimentation « saine », si sa production résulte d’un système alimentaire déséquilibré, injuste ? Qu’est-ce que l’alimentation « saine » si on ne se concentre que sur la santé physique des corps, mais qu’on laisse de côté leur santé émotionnelle, affective, relationnelle par exemple ?
Bref, non, ce n’est pas simple de définir ce qu’est la « saine » alimentation. Dans mes recherches, je tente de recomplexifier ce qu’on entend par « saine alimentation ». Trop souvent, on entend qu’il est « très simple » de bien s’alimenter. Ce qui est sous-entendu par ce type d’affirmation, c’est qu’il y a une manière simple, homogène de bien s’alimenter, alors que ce n’est pas le cas ! Il y a plusieurs problèmes associés au fait de dire que c’est simple d’adopter une « saine » alimentation. D’abord, ça sous-entend qu’il y aurait une (seule) bonne façon de le faire, qui serait applicable à tout le monde et à tous les contextes. Ensuite, ça sous-entend que c’est facile et accessible à tout le monde, alors que ce n’est malheureusement pas le cas.
La santé est multidimensionnelle (santé mentale, physique, affective…). Peut-on vraiment considérer qu’il existe une façon de s’alimenter qui préserve toutes ces sphères de notre santé ?
En fait, je crois qu’il existe même une multitude de définitions de ce qu’est la santé, et non pas seulement une multitude de dimensions ! Néanmoins, à l’heure actuelle, notre culture alimentaire est vraiment centrée sur la santé physique, biologique, des corps humains. C’est dans ce contexte-là que l’alimentation est posée comme un outil à utiliser pour agir directement sur les corps ou la santé. Mais en réalité, c’est beaucoup plus complexe que cela !
On oublie par exemple que la santé n’est pas déterminée uniquement par l’alimentation.
Parmi les déterminants les plus importants, on identifie la pauvreté, la précarité, le stress lié à des conditions socioéconomiques défavorables ou à des processus de discrimination – des déterminants donc qui s’étendent bien au-delà de la diète. Et pendant qu’on se concentre collectivement sur l’impératif d’adopter une saine alimentation, on néglige de s’attaquer à tous ces autres facteurs qui influencent la santé de certaines personnes, souvent défavorisées.
Dans notre culture alimentaire contemporaine, on oublie que la santé pourrait être définie, par exemple, comme étant une question de bien-être (affectif, émotionnel ou mental) ou d’équilibre relationnel (quelle est ma relation avec mon alimentation ? Avec le monde qui m’entoure ? Avec mon corps ?) et ce, indépendamment de l’état physique de notre corps. Autrement dit, si on approche la santé depuis une autre perspective, on pourrait penser que quelqu’un qui a des analyses sanguines parfaites, une diète optimale et un corps jugé « dans la norme » n’est pas nécessairement en santé pour autant si elle ne se sent pas bien moralement ou mentalement, si elle entretient une relation trouble avec l’alimentation, ou vit des situations de stress au quotidien.
Peut-on nuire à notre santé en essayant de correspondre aux attentes en matière d’alimentation adéquate ?
Malheureusement, oui, et c’est là l’un des effets pervers de notre culture alimentaire actuelle. Par exemple, certaines personnes en viennent à développer des relations troubles avec l’alimentation et avec leur corps. L’un des troubles dont j’ai pris connaissance dans le contexte de mes recherches s’appelle l’orthorexie. Bien qu’il ne soit pas encore officiellement, scientifiquement reconnu comme un trouble alimentaire, il est de plus en plus discuté comme étant une forme de restriction excessive face à l’alimentation. Les personnes qui en sont affectées restreignent leur diète pour ne consommer que ce qu’ils ou elles considèrent comme « sain », engendrant ce faisant des restrictions alimentaires s’apparentant à l’anorexie.
Qu’il soit reconnu cliniquement ou non n’est pas ce qui importe pour moi ici – ce que j’y vois, c’est comment notre culture alimentaire contribue à fragiliser certaines personnes dans leur rapport à l’alimentation de même qu’à leur corps. Au-delà du trouble alimentaire obsessionnel, on peut penser aussi aux pressions que ressentent certaines personnes face à leur alimentation et face à leur corps et qui les mènent à adopter des diètes à répétition (qui sont non seulement néfastes en elles-mêmes, mais qui peuvent aussi engendrer des reprises de poids éventuelles) ou à consommer des produits ultra-transformés (mais promus par l’industrie alimentaire comme « sains ») ou ceux issus de l’industrie de la minceur.
Est-ce que des groupes de personnes se retrouvent particulièrement affectés par ce phénomène ?
Oui ! On peut par exemple penser aux personnes qui sont en situation de surplus de poids ou qui sont considérées comme obèses selon les normes en vigueur. Il s’agit d’un groupe de personnes particulièrement affecté et trop souvent marginalisé au cœur de la culture alimentaire actuelle. Il existe encore aujourd’hui une tonne de préjugés et d’associations fautives qui circulent dans notre société et qui discriminent et stigmatisent certains corps qui ne correspondent pas aux normes sociales imposées.
Parmi ces préjugés et associations fautives, on retrouve notamment :
1) l’idée que les individus ont un contrôle total sur la forme et l’état de leur corps, et donc que s’ils/elles sont en situation de surpoids c’est de leur faute ;
2) la conception qu’être en situation de surpoids équivaut nécessairement à ne pas être en santé ;
3) l’idée selon laquelle l’alimentation est ce qui détermine la forme et l’état des corps (ce qui est beaucoup trop simpliste et réducteur).
Les personnes en situation de surpoids ou d’obésité sont malheureusement particulièrement ciblées et stigmatisées au sein de notre culture alimentaire puisqu’il est tenu pour acquis que si elles se retrouvent avec un corps qui ne correspond pas aux normes imposées, c’est mal et c’est de leur faute.
Aussi, on peut compter de nombreuses femmes parmi les groupes davantage affectés par ce phénomène, alors que davantage de femmes sont susceptibles de faire face à des pressions plus grandes concernant leur corps et leur alimentation. Encore aujourd’hui, les idéaux de beauté associés à la minceur font des ravages et amènent certaines personnes à adopter des diètes ou des produits néfastes pour leur corps et leur bien-être. Il faut aussi songer qu’encore aujourd’hui, les femmes sont majoritairement associées aux tâches et aux responsabilités domestiques ! Dans un contexte où on martèle la nécessité d’adopter une alimentation « saine », ce sont souvent elles qui se retrouvent prises avec l’obligation de concilier travail, tâches domestiques et santé de toute la famille et qui doivent donc composer avec la tonne d’informations sur l’alimentation « saine » qui circule en ce moment.
Beaucoup de gens nous diront qu’ils souhaitent encourager les bonnes habitudes dans leurs groupes de cuisines. Au regard de cette discussion, doit-on laisser libre cours aux goûts des personnes et laisser tomber les menus qui ont une visée santé ? Comment arrive-t-on à créer un équilibre ?
Je crois que ce type de décision devrait appartenir aux membres impliqués. Ce sont les membres qui devraient être en mesure de décider de ce dont ils/elles ont envie ou ont besoin. À mon sens, la question devrait être reformulée. Plutôt que de se demander comment on devrait éduquer ou guider les participant.e.s dans l’adoption d’habitudes que l’on juge saines, je crois qu’il faudrait plutôt se demander : comment aider les participant.e.s quant à ce qu’ils/elles ont besoin ? Autrement dit, plutôt que d’imposer l’idée qu’il y a de bonnes manières de s’alimenter, définies de façon stricte, et qui devraient être respectées en tout temps, je propose qu’on s’ajuste aux besoins réels des gens.
Par exemple, on peut penser à un contexte où les gens ont besoin de simplement se retrouver dans un environnement sain, chaleureux, où ils/elles peuvent cuisiner des plats qui les satisfont et les réconfortent. On peut penser à un autre contexte où la priorité doit être accordée à l’accès à des plats abordables, qu’ils contiennent du kale ou non (je l’avoue, j’aime beaucoup plaisanter avec le fameux kale). Ou encore, on peut penser à un contexte où il est simplement impensable de se procurer certains aliments comme des fruits et des légumes frais parce qu’ils ne sont tout simplement pas accessibles.
Dans toutes ces situations, se faire imposer des plats ayant une visée santé ne correspond peut-être pas du tout avec les besoins circonstanciels des membres. Et ceci nous ramène encore au fait que l’on comprend la santé et l’alimentation « saine » de façon trop réductrice, trop attachée à des aliments ou à des nutriments particuliers qui ne tiennent pas compte de ce dont les gens ont besoin en temps réel.
Dirais-tu que les cuisines collectives, par leur approche inclusive et le développement d’habiletés en cuisine, constituent une façon de manger sainement, peu importe la définition qui nous convient ?
Je crois fondamentalement que nous évoluons dans une culture alimentaire où l’accent sur la santé détourne le regard des bienfaits trouvés dans le fait d’avoir une relation saine et équilibrée avec notre alimentation et notre corps et, plus largement, avec notre système alimentaire. C’est ce type de message qui est trop peu présent dans l’espace public à l’heure actuelle. Une alimentation « saine » ne peut pas et ne devrait pas se réduire à certains aliments précis qui ne correspondront peut-être pas avec ce à quoi on a accès, ce qu’on a la capacité de cuisiner, nos préférences culturelles ou religieuses, ou qui ne favoriseront pas le développement d’un système alimentaire plus juste et équilibré dans son ensemble.
Je crois que le RCCQ fait un travail formidable pour faire entendre un discours qui se détourne d’une forme de responsabilisation des gens face à leur santé et à leur alimentation. Par vos revendications, vous mettez le doigt sur des enjeux plus larges qui font que certains groupes d’individus sont marginalisés ou se retrouvent défavorisés, des processus qui se matérialisent notamment (mais pas que) dans l’alimentation. De plus, par vos activités de cuisine collective même, vous favorisez le développement d’une relation saine, chaleureuse, humaine et consciencieuse face à l’alimentation et à nos pratiques alimentaires. Plutôt que d’imposer un discours et des pressions supplémentaires sur les épaules des gens, vous offrez les moyens de développer des compétences culinaires tout en profitant du pouvoir socialisant de l’alimentation.
Plutôt que d’opter pour des discours moralisateurs ou des exercices d’éducation ou de sensibilisation face à ce que les gens devraient faire, vous offrez l’occasion de créer des espaces pour favoriser des manières plus humaines, chaleureuses et inclusives d’entrer en relation avec l’alimentation, c’est formidable ! De par votre mandat, vous atteignez de différentes manières cet objectif d’inclusivité : dans le fait d’offrir à tous et à toutes d’allier temps, énergie et ressources dans la préparation de plats, rendant ainsi l’alimentation plus accessible, dans le fait de respecter les préférences et les besoins de chacun.e, dans le fait d’accepter toutes les diètes et toutes les formes de corps autour de la table .
Bravo et continuez votre excellent travail ! Le Québec a besoin de votre voix !
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